Épilogue
Ma mère sortit de sa tanière à l’occasion de l’enterrement de mon père. Je savais qu’elle serait là, bien que je ne lui aie pas parlé depuis le jour où papa m’avait mise à la porte de la maison.
Raphael était présent, bien entendu, dans le rôle d’Andrew, mais je refusai de lui parler ou même de le regarder. Nous étions assis ensemble dans la salle d’attente des pompes funèbres destinée aux familles. Le silence était dense et oppressant. La tension était telle que même l’arrivée de ma mère la brisa un peu.
Je ressentis un choc quand je posai les yeux sur elle. Le visage de Mme Perfection était dénué de maquillage, et rien ne dissimulait les cernes sombres sous ses yeux. Ses cheveux étaient aplatis de part et d’autre de son crâne sans signe qu’ils aient rencontré un fer à boucler ou une bombe de laque. Dans sa robe noire simple, sa peau avait la pâleur du papier, à l’exception de la couleur marbrée de son visage. Quand elle me vit, ses yeux s’emplirent de larmes et elle parcourut rapidement la distance qui nous séparait pour me serrer fort dans ses bras.
Ne sachant pas quoi faire d’autre, je lui retournai maladroitement son étreinte. Mes yeux étaient secs, bien que cela ne veuille pas dire que je n’éprouvais pas intérieurement du chagrin. Pour la perte de mon père, pour la perte de mon frère, pour les ennuis qui s’étaient de nouveau présentés entre Brian et moi. Je n’avais pas trouvé la force de parler. Ce n’était pas que je ne comprenais pas ce qu’il avait fait ou pour quelle raison il l’avait fait. Je pouvais même admettre que son geste avait été noble, qu’il relevait de l’anathème dans la seule intention de me sauver de moi-même. Mais je n’étais pas certaine de pouvoir lui pardonner.
Maman s’écarta de moi pour sécher ses larmes dans un mouchoir déjà imbibé. Mon ventre se tordit de culpabilité quand je plongeai mon regard dans ses yeux frappés par la peine. Bien entendu, elle ne savait rien du rôle que j’avais joué dans la mort de son mari et, bien que j’aie toujours trouvé que mon père était froid, je n’avais jamais mis en doute l’amour que ma mère lui portait. Ma gorge se serra et aucun mot n’en sortit.
Raphael se leva pour attirer l’attention de ma mère avant de la serrer consciencieusement dans ses bras, ses yeux fixés sur moi pendant tout ce temps. Quand il la lâcha, maman s’excusa et m’entraîna avec elle à l’autre bout de la pièce. Raphael comprit le message et se rassit aussi loin que possible de nous.
Elle sembla déglutir avec difficulté puis releva le menton pour affronter mon regard.
— M. Cooper est venu nous voir le jour de l’accident, dit-elle calmement. (Les larmes réapparurent et elle cligna des paupières pour les chasser.) Il nous a dit ce qui t’était arrivé au Cercle de guérison. Je veux que tu saches que ni ton père ni moi ne savions ce qu’ils avaient prévu de te faire endurer. Nous ne leur aurions jamais donné notre autorisation si nous avions su qu’ils allaient te faire du mal.
Je ne pus réprimer un ricanement de dérision.
— Tu savais qu’ils allaient me donner aux démons. (Je baissai la voix puisque l’ingénieur de mon traumatisme d’enfance était assis dans la même pièce.) Vous m’avez droguée et vous m’avez amenée à l’hôpital afin qu’on viole mon esprit.
Son visage pâlit et son menton frémit.
— C’était pour le plus grand bien, murmura-t-elle, bien que je voie le doute flotter dans ses yeux.
Elle effleura mon visage et, pour une raison quelconque, je la laissai faire.
— Ton père et moi avons fait ce qu’il nous semblait être bien. Avec le recul, peut-être avons-nous eu tort mais je ne peux pas changer le passé. Qu’aurions-nous pu faire d’autre quand nous croyions de tout notre cœur que le sacrifice de notre fille était ce qu’il y avait de mieux à faire ? (Elle secoua la tête.) Comment aurions-nous pu nous regarder en face si nous avions agi en égoïstes et fait ce que nous préférions faire alors que nous croyions que nous avions tort ?
Je me rappelai le terrible moment où j’avais compris que pour me protéger, pour protéger Lugh, j’allais devoir tuer mon père. J’avais dû affronter le même genre de décision que mes parents avaient affrontée : faire ce que j’étais persuadée être bien, ou faire ce que je préférais. Je m’étais détournée du choix du bien. Si Brian ne m’avait pas saisie à bras-le-corps, der Jäger serait déjà de retour au Royaume des démons pour dire à Dougal et ses partisans où se trouvait exactement Lugh. Cela aurait très probablement mené à la mort de Lugh et à l’assujettissement de la race humaine aux démons. Comment pouvais-je être certaine d’avoir pris la bonne décision ?
C’était la plus glissante des pistes savonneuses et je ne me sentais pas capable de l’appréhender au beau milieu de ce maelström de chagrin. Je ne pouvais me résoudre à prononcer les mots du pardon mais je ne pouvais pas non plus la condamner sans réserve.
Le monde est rarement peint en noir et blanc, me murmura la voix de Lugh, ce qui me fit penser à relever mes défenses mentales. Jusque-là, il m’avait semblé pouvoir bloquer sa voix, mais combien de temps lui faudrait-il pour trouver un moyen de contourner cet obstacle ?
— Est-ce que tu sors officiellement de ta cachette ? demandai-je à ma mère.
Un moment, elle eut l’air surprise, mais elle se reprit rapidement.
— Oui. Nous… je vais emménager de nouveau dans la maison.
Les larmes réapparurent. Avant de m’interroger davantage, j’avais fait un pas en avant pour la prendre dans mes bras.
Je pouvais compter sur les doigts d’une main le nombre de fois où j’avais volontairement pris ma mère dans mes bras à l’âge adulte. Je ne savais d’où était venue cette impulsion mais j’espérais juste qu’elle venait de moi et pas de Lugh. Je frissonnai tout au fond de moi. Quand Raphael avait fait semblant de me proposer d’héberger Lugh, j’avais décidé de le garder. Maintenant, je me demandais si je n’avais pas eu un accès de folie passagère. Chaque jour, il s’immisçait davantage dans ma vie et je ne savais pas où cela s’arrêterait.
Le responsable de l’enterrement entra dans la pièce pour nous informer calmement que le service allait commencer. Se détournant de moi, ma mère arracha une nouvelle poignée de mouchoirs en papier de la boîte posée près du canapé, puis elle redressa le menton comme un soldat se préparant au combat. Raphael se plaça près d’elle et passa le bras autour de ses épaules. Elle s’appuya contre lui, acceptant le réconfort de l’homme qu’elle croyait être son fils.
M’étranglant presque de colère, je les observai pénétrer ensemble dans la chapelle. Le destin du monde pouvait bien reposer sur mes épaules mais, pour le moment, trouver un moyen de déloger Raphael du corps d’Andrew était ma priorité. Et s’il s’avérait qu’il me mentait en abusant de mon frère comme cela avait déjà été le cas, je trouverais également un moyen de le lui faire payer.
Attrapant ma fureur à bras-le-corps, la nourrissant pour noyer les derniers échos du chagrin, je suivis les derniers membres de ma famille dans la chapelle.
Fin du tome 2